"Déceptions... Et après ?", homélie du 3e dimanche de Pâques

Publié le par Sanctuaire Notre-Dame du Laus (Hautes-Alpes)

Par le père Ludovic Frère, recteur du sanctuaire

  

 

Les disciples d’Emmaüs : on sait bien peu de choses sur ces deux hommes, si ce n’est que l’un d’entre eux s’appelle Cléophas. On ne sait même pas quand ils ont commencé à suivre Jésus, mais ils reviennent aujourd’hui de Jérusalem. Ils ont vécu cette semaine dans la Ville Sainte… et quelle semaine ! Elle avait commencé par l’entrée du Christ, assis sur un âne, tel un nouveau Roi David. Cléophas et son ami ont sans doute fait partie des premiers à arracher des branches et à chanter : « hosanna ».

 

Mais en quelques jours, cet enthousiasme a été balayé, quand leur maître et ami fut arrêté, jugé, crucifié, enterré. « Et nous qui espérions qu’il serait le libérateur d’Israël ! » Leur espoir a été déçu ; comme un rêve brisé et, peut-être aussi, une déception envers soi-même : la honte de s’être laissé aller à croire à la possibilité d’un monde meilleur, alors que la réalité est brutale, triste, désespérante.

 

Pourtant, ces deux disciples avaient dû s’accrocher courageusement pour suivre Jésus : ils ne s’étaient même pas éloignés de lui quand il avait affirmé : « celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle ». Saint Jean nous dit pourtant que, ce jour-là, beaucoup de ses disciples cessèrent de marcher à la suite de Jésus. Mais Cléophas et son ami, eux, sont restés ; malgré ces paroles déconcertantes sur le corps de Jésus à manger et son sang à boire, ils sont restés !

 

Leur déception est donc à la hauteur de leur folle espérance : ils ont eu du courage, de l’audace, une confiance aveugle dans ce charpentier de Nazareth. Mais les événements de Jérusalem ont sonné pour eux comme un échec : ils se sont trompés, Jésus n’était pas celui qu’ils attendaient.

 

Alors, sur le chemin qui les conduit à Emmaüs, on peut les imaginer se rappelant les paroles du Christ et ses gestes étonnants, pour les passer au crible de l’examen critique, c’est-à-dire pour accepter ce qui s’impose comme la réalité, en laissant de côté leurs plus beaux espoirs. Oui, ils doivent le reconnaître : ils se sont voilé la face ! Tellement convaincus que Jésus était le Messie, ils ont tout « gobé », jusqu’à croire qu’il pourrait donner son corps et son sang à manger, comme un élixir de vie éternelle ! Ben voyons… et puis quoi encore ? Ils doivent s’en vouloir de leur crédulité ; s’en vouloir aussi d’avoir choisi de suivre un faible, un perdant… comme si l’on pouvait devenir les disciples d’un crucifié !

 

* * *

 

Dans toutes ces réflexions probables des disciples d’Emmaüs, ne peut-on pas reconnaître beaucoup de pensées de nos contemporains, de nos proches, ou peut-être de nous-mêmes ?

 

Devant les difficultés de la vie,  ils sont nombreux à se dire que suivre le Christ, c’est tout simplement manquer de lucidité. C’est accepter un peu facilement tout un ensemble de miracles, de paroles trop belles pour être vraies, d’affirmations qui ne reposent sur aucune preuve concrète.

 

Beaucoup aimeraient croire ; mais la réalité de la vie et de la mort s’impose – estiment-ils - comme un démenti à toute cette belle histoire d’un Dieu qui nous aimerait et qui nous protègerait.

Si un bon nombre de nos contemporains ont été baptisés, ont même fait du catéchisme et leur Première Communion, il semble que la réalité implacable de la vie, mais aussi la paresse à se poser les vraies questions et surtout, peut-être, la confrontation aux souffrances et aux drames de l’existence, aient été plus fortes qu’une espérance perçue comme infantile.

 

Notre époque est sans doute particulièrement celle des espoirs déçus : c’est ce qui donne d’ailleurs à cet Evangile d’Emmaüs toute sa puissance et son actualité. Car même ceux qui ont tout quitté pour suivre Jésus, qui l’ont vu changer de l’eau en vin, marcher sur les eaux et guérir des malades n’y croient plus quand leurs attentes se trouvent déçues.

 

C’est que les disciples d’Emmaüs se sont déjà résignés aux lois implacables de la vie adulte : les rêves sont faits pour les enfants, les espoirs pour les naïfs, l’espérance pour les crédules. Les deux disciples plient devant la loi de la mort : elle a fait son œuvre, point final. Ils n’envisagent pas qu’il soit possible d’aller plus loin.

 

* * *

 

Et si, pour aller plus loin, il fallait d’abord s’arrêter ? Ainsi, la marche d’Emmaüs ne se limite pas à une liste de déceptions. Comme souvent, là où buttent nos esprits, là où nos espoirs n’osent plus s’exprimer, Jésus prend le relais. Ou plutôt : il nous rejoint pour nous faire avancer : « de quoi causiez-vous donc, tout en marchant ? ». « Alors, nous dit l’évangéliste, ils s’arrêtèrent ».

 

La question posée par le Christ conduit les disciples à s’arrêter ;  c’est la première étape de la prise de distance par rapport à leurs déceptions. Et il est vrai que, souvent, nous sommes tellement collés à nos espoirs et à nos désillusions que nous n’avons pas le recul nécessaire. Dans nos prières aussi, peut-être trop collés à l’attente d’un exaucement, nous ne voyons pas que le Seigneur nous répond par un autre chemin, par un autre moyen.

 

Notre Sanctuaire du Laus s’offre justement comme un lieu pour s’arrêter. Un lieu de refuge, qui permet une prise de distance par rapport au quotidien, aux attentes et aux déceptions. C’est la première grâce de ces lieux voulus par le Seigneur : monastères et sanctuaires, lieux de pèlerinages et de retraites, qui nous permettent de nous arrêter.

 

Alors, plutôt que de leur dire tout de suite qu’il est le Ressuscité, Jésus commence par laisser les disciples se raconter. Cette parole exprimée va ouvrir une brèche dans la certitude des pèlerins d’Emmaüs : au moins, ils osent redire leur espérance, même si elle a été déçue : « et nous qui espérions qu’il serait le libérateur d’Israël ». Au moins, ils osent dire ce qu’ils ont entendu, même s’ils n’y accordent aucun crédit : « il y a bien quelques femmes qui sont allées au tombeau de très bonne heure… ».

 

En disant les choses, on se rend compte que tout n’est pas si simple dans nos jugements sur les événements : la déception a pu faire retenir quelques faits pour en négliger d’autres. C’est ce qui peut nous arriver dans notre manière de considérer la présence du Seigneur dans nos vies. Alors, Jésus offre aux disciples le temps de pouvoir parler ; c’est aussi ce que propose un sanctuaire comme celui du Laus. Pouvoir dire nos souffrances, nos manières d’interpréter ce que nous vivons, de beau ou de difficile. C’est ainsi qu’une porte s’ouvre, par laquelle le Seigneur peut entrer, puisqu’il est désormais invité : « reste avec nous ».

 

« Reste avec nous, car le jour baisse ». D’abord, le Christ avait rejoint ses amis désespérés ; maintenant, ce sont eux qui choisissent de l’inviter. Le Seigneur aura beau sans cesse nous rejoindre, il nous faudra bien, à un moment ou à un autre, choisir sa compagnie : « reste ».

 

C’est cette ouverture au Christ qui va permettre aux disciples d’Emmaüs d’entrer dans l’Eucharistie. Et alors, quand le Ressuscité prend le pain et qu’il le rompt, leurs yeux s’ouvrent. On peut imaginer que les paroles mystérieuses entendues quelques temps auparavant - « qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle » - deviennent maintenant des paroles limpides :

« c’était donc ça ! Comme nous avons bien fait de ne pas nous enfuir au moment où Jésus prononçait ces paroles scandaleuses ! Comme nous avons bien fait de nous ranger du côté de Simon-Pierre, qui, à a la question du Christ : « voulez-vous partir vous aussi ? », avait eu le courage de répondre : « vers qui pourrions-nous aller, Seigneur, Tu as les paroles de la vie éternelle » !

 

 Les disciples d’Emmaüs avaient suivi l’acte de foi de Pierre ; maintenant, ils en comprennent le sens : leur Maître et ami est sorti vainqueur de la mort ! Et cette Résurrection, ils la goûtent, ils y communient dans le mystère de sa présence eucharistique !

 

Ainsi habités par le Ressuscité, les disciples, qui étaient fatigués au soir tombant, ont retrouvé maintenant une vigueur nouvelle. Même la nuit, qu’ils voyaient comme un obstacle à la poursuite de leur marche, n’est désormais plus un problème. Puisque le Ressuscité est avec eux, ils peuvent repartir tout de suite pour Jérusalem, dont on nous avait pourtant dit que c’était à environ deux heures de marche… Balayée, leur fatigue ! Balayée leur peur de la nuit ! Ils ont rencontré le Ressuscité qui demeure en eux ! Toute peur est définitivement balayée !

 

Et les voilà devenus modèles du chrétien : ni la fatigue, ni la nuit, ni aucun événement de nos vies n’a plus de poids que la Résurrection du Christ !  Voilà notre force, voilà notre joie !

Alléluia, Amen !

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